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Tatouage et peinture
Nombreux sont les tatoueurs pour qui la peau n’est pas le seul média d’expression créative. En autodidacte ou dans des écoles d’art, l’apprentissage de l’art corporel passe souvent pour les tatoueurs par une initiation plus globale à l’histoire de l’art et aux techniques picturales. De cet héritage naît bien sûr le goût du beau, la maîtrise du geste, mais aussi pour certains la double pratique artistique : tatouage et peinture, tatouage et sculpture, tatouage et musique.
Dans une société où l’image du tatouage change, avec, au bout du chemin, sa reconnaissance comme une forme d’expression artistique et sa taxation comme telle (c’est là l’une des revendications constantes du SNAT), ces passerelles sans cesse empruntées par certains tatoueurs entre art conventionnel et art corporel apportent une preuve de plus que le tatouage est un art comme un autre.
Tattoos.fr vous propose une rétrospective de peintres et tatoueurs qui exercent aujourd’hui un peu partout dans le monde. Ces parcours d’artistes doubles constituent un témoignage constant de l’exigence demandée par l’art corporel, de la spécificité de l’épiderme, des ressemblances flagrantes qui existent entre les pratiques du tatouage et de la peinture, avec pourtant cette différence de taille que constitue la satisfaction du client, laquelle confère aux tatoueurs une responsabilité déterminante.
Séparer la création
Pour les tatoueurs également peintres, la peinture et le tatouage ne servent pas toujours à exprimer les mêmes choses. Les différences de technique et de support motivent une production artistique distincte. C’est le cas par exemple du travail d’Alix Tattoo dont les réalisations sur la peau rappellent à la fois l’art traditionnel asiatique et le muralisme de Diego Rivera, compagnon de Frida Kahlo, quand ses peintures à l’huile s’inscrivent plutôt dans une tradition naturaliste, entre Hopper et Courbet. Cette variation, logique, est aussi une clé pour ne pas s’enfermer dans un registre obsédant, varier son travail, exprimer des choses toujours nouvelles.
De la même manière, Dan Marshall, installé à New-York après avoir transité par le Connecticut et le Minnesota, réalise des tatouages noir et gris ou couleurs dans un style inquiétant, assez marqué Horror, dont il compense la noirceur par des aquarelles lumineuses, dans le sillage de l’Ecole d’Honfleur ou d’Hugo Pratt, le créateur de Corto Maltese.
Dans un autre registre, Joshua Carlton, de Crimson Tourch Tattoo Collective, a fait du tatouage coloré, notamment floral, une spécialité. Son travail de peintre, en revanche, est plus sombre ; ses acryliques inquiétantes laissent percer le mystère derrière des objets du quotidien : ici une draperie en forme de cercueil, là un tas de livres couronnés d’une tête de mort, plus loin un moineau mort sur le rebord d’une fenêtre. Des images obsédantes qui servent d’exutoire à l’artiste.
Dominique Cros alias Miss Pic, tatoueuse pionnière dans un milieu alors très masculin, a peu a peu remplacé le tatouage par la peinture. Dédiées à Paris, à Marseille, aux transports, ses œuvres urbaines s’éloignent de l’art corporel dans des paysages mélancoliques aux lignes déformées où les humains ressemblent à des ombres.
Pour tous ces artistes, le tatouage et la peinture constituent deux médias de création qui s’enrichissent mutuellement sans se vampiriser l’un l’autre. Plus qu’une extension, le tatouage fait ici figure d’expression artistique débridée et régie par ses propres codes.
Variations sur le même thème
D’autres, en revanche, entreprennent de concevoir une œuvre commune dans laquelle le tatouage et la peinture se répondent naturellement. Carlos Torres un tatoueur reconnu de San Pedro dont l’inclination artistique penche vers le steampunk, a découvert dans la peinture à l’huile une possibilité pour l’exprimer plus encore : « Cela ne correspond pas toujours aux attentes des clients et, en tant que tatoueur, tu as le devoir te faire plaisir au client. Donc, la peinture ça me permet d’exprimer quelque chose de plus personnel, sans compromis ». Une manière aussi de pousser toujours plus loin les frontières de son art, d’enrichir sa technique et de maintenir l’envie d’apprendre.
Paul Booth, tatoueur et animateur radio d’une émission sur le tatouage dont le style morbide a fait le tour du monde, se transcende aussi grâce au dialogue qu’il entreprend de faire durer entre la peinture et le tatouage. Avec une fascination pour l’enfance et sa prétendue candeur, il conçoit des univers graphiques propres dont les codes empruntent à la fantasy, à l’horror, à l’anatomie et à l’expressionisme allemand. En peinture comme en dessin, la création a valeur d’exutoire pour des fantômes intérieurs.
Une continuation dans l’œuvre que ne renierait pas Nikko Hurtado. Le tatoueur au réalisme stupéfiant explore en peinture la frontière entre la réalité et la représentation que l’on s’en fait. Ses tatouages, même les plus réalistes, laissent la part belle à l’expression d’une mélancolie, un goût de l’absurde que l’on retrouve à plus fort raison dans ses toiles. Le jeu sur les couleurs, sur les ombres, montre à quel point la peinture et le tatouage participent chez Nikko Hurtado d’un même élan créatif.
Joe Capobianco aussi décline un savoir-faire et une créativité technicolor sur les deux supports. Ses pin-ups aux allures de chat, entre anamorphose et cartoon, marquent par la vivacité de leurs teintes. Malgré les techniques divergentes, les toiles de Joe Capobianco empruntent à la même gamme vive et mate que ses tatouages. Plus libre, sa peinture laisse cependant filtrer une émotion plus nuancée, moins ironique que ses tatouages. L’appétit sexuel que dégage l’ensemble de l’œuvre révèle d’une fascination moins légère que grave lorsqu’il est traité sur toile.
Enfin, de deux manières très différentes, Guy Aitchinson et Patrick Chaudesaigues utilisent la peinture pour nourrir un permanent travail de recherche qui trouve son pendant dans le tatouage. Créateurs chacun de leur style pictural (l’abstraction onirique pour l’un, le psychoréalisme pour l’autre), ils dévoilent une œuvre très personnelle où abondent les références mythologiques revisitées à l’aune de leurs angoisses et obsessions. Chez Aitchinson, qui décline bien sûr son travail en tatouage, cela se traduit par la récurrence de vagues monochromes, rondeurs anatomiques où la matière rappelle les structures géniques, fragments de machines comme autant d’organes dénués de sens. Chez Chaudesaigues, des figures torses nues et parfois dépourvues de visage se détachent sur des cieux immenses et colorés ; les cerveaux disloqués tendent vers cet infini-là. La peinture interroge la condition humaine, le rapport aux proches, à l’imagination, au réel.
Des passerelles naturelles
Qu’elles convergent ou divergent dans le travail de leurs adeptes, ces deux formes d’expression trouvent un point de jonction chez certains artistes. Shawn Barber, a passé une partie de sa vie à coucher sur la toile des portraits de tatoueurs et de tatoués, une fascination dont l’issue naturelle a consisté pour lui à s’emparer du dermographe. Après avoir peint Damon Conklin, Kari Barba, Bob Tyrrell, James Kern ou Adrian Lee, il s’est mis à tatouer dans une démarche réaliste proche de ses réalisations picturales. La boucle est bouclée.
Quant à Jack Jouan, il décline ses tatouages sur des peaux synthétiques. Une manière aussi de maintenir un lien indéfectible avec la peau tout en s’affranchissant des contraintes créatives nées de la relation artiste / client. Et qui prouve que le tatouage peut même s’accrocher sur un mur.